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Computer Assisted Sunset, chronique de Jean-Yves Leloup | 2005
Des notes de piano éparses, des cordes graves et parfois déchirantes, quelques accords de guitares, de longues mélodies, patiemment construites. Des sons et des textures numériques inédites, qui apportent espace et profondeur. Des décalages et des bruits parfois soudains, des résonances inouïes, qui confèrent à l’ensemble, un réel sens dramatique. La musique de François-Eudes Chanfrault est ainsi, singulière et sans appartenance, empruntant à la fois au répertoire classique du XXe siècle, à la musique contemporaine, aux expériences de l’électro-acoustique et aux toutes dernières innovations de l’électronica (la frange la plus laborantine de la scène techno). François-Eudes est ainsi capable de composer de longues transes, atmosphériques et irréelles (« Sandance »), des titres dancefloor, tapageurs mais subtils (encore inédits), des B.O de films glaçantes mais émouvantes (« Cooper »), de saisissants hommages (« The Park », en mémoire de François Chenu, jeune gay assassiné en décembre dernier) ou, pourquoi pas, de belles balades aux accents pop (« Black Bird »). Plus simplement, on dira que son premier album, « Computer Assisted Sunset », mélange instruments acoustiques (notamment le piano), orchestrations classiques, traitements numériques et pièces électroniques pures. Il n’appartient ni au registre néo-classique (on est loin des albums dépouillés et parfois racoleurs de Craig Armstrong ou Christopher O’Riley, ou des belles escapades de Gonzales), ni au « rock de chambre » romantique de certains francs-tireurs pop (The Rachel’s), et encore moins au new-age et à l’ambient. François-Eudes ne compose pas selon la tradition souvent désuète des compositeurs pour l’image et il ne se reconnaît pas non plus dans la vague des B.O. pour films imaginaires.
Inspiration cinématographique
Pourtant, ce jeune musicien français entretient un rapport privilégié avec le cinéma. Tout d’abord parce qu’il a été remarqué, il y a peu, pour ses bandes originales, décalées et purement électroniques, réalisées pour les documentaires très personnels d’Olivier Meyrou (« Célébration », « Bye Bye Apartheid » et « Au-delà de la haine »). Mais aussi pour ses atmosphères stridentes et angoissées, composées pour le « Haute Tension » d’Alexandre Aja, hommage ingénieux au cinéma d’horreur eighties (ils travailleront d’ailleurs à nouveau ensemble pour le remake de « La colline à des yeux » de Wes Craven, produit par le maître lui-même). Enfin, outre ses nombreuses collaborations avec Bianca Li (musiques de scène, de vidéos et de performances), il a participé à l’étrange thriller de Gilles Marchand, « Qui a tué Bambi ? », dont il ne reste à l’écran que le déchirant « Cooper » (seule et vrai B.O. que l’on retrouve sur son album). « Gilles voulait quelque chose d’à la fois très naïf, émouvant, tout en étant audacieux dans la forme. J’ai donc composé un morceau que je n’aurais jamais pu faire seul, dépouillé, aride, joué au piano de la seule main droite, où le désir mélodique finit par se dissoudre dans l’électronique ». Et si la collaboration entre les deux artistes n’a pu aller plus loin, leur affrontement a permis à Chanfrault de composer trois titres inspirés de cette expérience avortée. « How I Killed Bambi », part I, II et III, que l’on retrouve enchaînés sur l’album, avec son piano à fleur de peau et ses textures numériques ténébreuses, démontrent tout le talent du compositeur en matière de dramaturgie.
Visconti & Mogwaï
Lorsque l’on parle inspiration d’ailleurs, François-Eudes évoque plus facilement films et cinéastes, que musique et compositeurs. S’il refuse l’image dans ses concerts, s’il ne s’imagine pas vraiment comme un compositeur de B.O., il aime à citer Visconti, Kubrick et notamment Duras chez qui, il se dit fasciné par « L’homme Atlantique», « où elle dit ne plus avoir d’images à donner au spectateur, et leur impose un noir total de 45 minutes ». Quant à Kubrick, « il y a chez lui cette tension, cette apesanteur, ce glissement de l’image, du sujet et de l’émotion, qui m’a profondément marqué ». « En somme, j’aime me référencer au cinéma, car tout y est histoire de structure, d’architecture, et je me retrouve mieux à parler de ces cinéastes, plutôt que d’évoquer certaines références musicales, ce qui me semblerait trop facile. Alors bien sûr, je pourrais me référer à l’utilisation modale du piano dans la musique française du début du siècle, chez Ravel et Fauré notamment, mais cela serait très prétentieux de parler d’inspiration directe, même s’il y a une couleur commune entre leur musique et la mienne. Je pourrais aussi parler de Ligeti, chez qui j’ai été très marqué par son économie, mais plus encore par son traitement des masses sonores, ses décrochages de demi-ton et la pesanteur (ou parfois l’apesanteur) absolue de sa musique. Ou encore, côté électronique, je pourrais évoquer le travail des Pan Sonic (qui me font souvent chier, mais qui parviennent parfois à composer des trucs très beaux), le Japonais Rioji Ikeda, et, dans un registre plus rock ou expérimental, Gastr Del Sol (pour leur album « Camoufleur ») et Mogwaï, dont mes morceaux électroniques et massifs peuvent se rapprocher ».
Du conservatoire aux logiciels
Pourtant, à l’origine, tout prédestinait le jeune François-Eudes à devenir un wonderboy de la musique classique. Il grandit jusqu’à 6 ans en Tunisie, dans un petit bled à la frontière du désert. Là, sa mère, à la fois prof et musicienne, le fait répéter tous les soirs au piano. À son arrivée en France, il étudie au conservatoire de Tours tous les après-midi, solfège, chant lyrique, écriture et violon alto. Jusqu’à 19 ans, il va ainsi cumuler, de façon intensive, théorie et pratique. Mais après ses examens, il délaisse le conservatoire. « Cet enseignement n’allait nulle part, malgré ma passion pour le solfège (son architecture, sa structure, sa rigueur théorique). Et puis dès l’adolescence, j’avais déjà en tête une musique personnelle. Tous les jours, en me rendant à l’école, je marchais droit devant moi, les yeux dans le vide, imaginant une musique qui était encore pour moi irréalisable, car je ne voyais pas quels instruments pouvaient la jouer ». En bon rebelle du conservatoire, il passe quelques années à pratiquer une pop mâtinée de folk (« du Léonard Cohen qui tirerait vers le Deus, ou quelque chose entre Mogwaï et Arab Strap »), au sein de divers groupes tourangeaux, mais sans passer le stade de l’amateurisme. Et c’est finalement vers 1997 qu’il monte à Paris, s’équipe en informatique et en électronique, et qu’il ressent le besoin de se replonger dans les études musicales. « Vers l’âge de 24 ans, je voulais arriver à rencontrer des professeurs et bénéficier d’une relation maître-disciple un peu informelle. Cela a été possible avec Philippe Capdenat, ancien élève de Max Deutsch, lui-même élève de Schoenberg. J’ai donc hérité d’un enseignement sérialiste particulièrement structuré. (...) Je cherchais ainsi une ouverture vers l’électronique et la musique électro-acoustique. Je voulais essayer de structurer ce que j’avais expérimenté moi-même sur mes machines, et tenter d’acquérir un support intellectuel et théorique. C’est aussi pourquoi j’ai beaucoup lu à cette époque. Mais tout a changé lorsque le logiciel Max/MSP fut enfin disponible pour Windows. Ce fût un moment important pour moi, et une vraie révolution. Je me suis formé seul sur ce logiciel, et j’y ai appris des choses que je n’aurais sans doute jamais pu découvrir avec un enseignement classique ».
Lutherie révolutionnaire
Ce logiciel prodigieux, capable de piloter à la fois des machines et de l’image, de créer ou de traiter les sons, a en effet révolutionné la musique électronique. Conçu à l’Ircam, puis développé par la société américaine Cycling’74, ce logiciel a dépassé le cadre parfois restreint de la musique savante pour conquérir une grande partie de la scène techno, ou plutôt post-techno. « Avec Max/MSP, on arrive à un moment de lutherie électronique, où tout est possible, tout est ouvert. Je peux passer 6 mois sur un seul et même son. Je veux, et je peux grâce à lui, approcher au plus près d’un son que j’entends dans ma tête ». François-Eudes passe ainsi beaucoup de temps à sculpter le moindre de ses sons, à en modifier le timbre, l’enveloppe ou la hauteur, loin des pratiques parfois plus hasardeuses et amateurs, développés par les artistes de l’électronica. « J’utilise notamment des sons très purs, comme des ondes, produites par des douzaines d’oscillateurs, et qui répondent aux résonances du piano ». Mais ce qui distingue plus encore son travail, ce sont ses « field recordings électroniques », qui apportent un espace et un relief tout à fait particuliers à sa musique. On croirait ainsi entendre le son du vent, le glissement de l’air ou l’appel du large, et pourtant ces « field recordings » (littéralement, des « enregistrements extérieurs) sont entièrement virtuels et générés par l’ordinateur. Ajoutés à son piano et ses guitares électriques retraités, ou parfois même sa guitare acoustique (plus simplement enregistrée dans sa cuisine), au chant, aux ondes et aux cordes classiques, ces textures rêveuses et poétiques, étranges et irréelles, confèrent aux compositions de François-Eudes un réel pouvoir de séduction et d’immersion. Car derrière son approche rigoriste et son parcours théorique, le compositeur français semble toujours privilégier l’écoute et l’intuition. « Chez moi, tout est calculé à partir de sensations. C’est le cas par exemple lorsque je travaille sur le temps d’un delay. On est plus dans le timing organique que dans le formalisme classique. Mes titres électros comme mes morceaux plus classiques ont en commun une même dimension à la fois organique et émouvante, qui doit dépasser le cadre de la réflexion, pour emporter l’auditeur ». C’est justement le cas avec ce « Computer Assisted Sunset », premier album parfaitement orchestré entre acoustique et numérique. « J’aime bien ce titre », conclut-il, « il évoque une humanisation des machines, à l’image du roman de K.Dick qui a inspiré « Blade Runner », « Est-ce que les robots rêvent de moutons électriques ? ». Mais, mieux encore, « il a quelque chose du sublime mis sous perfusion ». Bien dit.
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